Catherine Bodmer

BLANC CASSÉ AU BOURGOGNE AU VERT JAUNE

Extraits du texte publié dans l'opuscule de l'exposition Échantillons, Plein Sud - centre d'exposition en art actuel à Longueuil, 2003. Traduit par Susanne de Lotbinière-Harwood

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Sisyphe - les opinions diffèrent quant aux raisons pour lesquelles il est devenu le futile ouvrier des Enfers. Pourquoi son être tout entier s’efforce sans objet.

Elle enroule, elle déroule, elle enroule, elle déroule … un morceau de charpie. Ou plutôt des morceaux de charpie ramassés en un petit rectangle extrait du tiroir que l’on trouve dans la plupart des sécheuses domestiques. C’est dans le tiroir à charpie que s’accumulent l’exclu, la ‘poussière’ de vêtements. Elle aussi a ses accumulations. Un amas sans cesse grandissant de ces rectangles de charpie de couleurs variées, récoltés et offerts par des ami-e-s. Elle en roule un puis elle en roule un autre et puis un autre. Elle en déroule un. Sans but conscient, seulement la répétition du geste qui ne donne lieu à aucun objet.

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Elle ramasse, coupe, accumule, roule, déroule, étale, découvre, trie, agence, rassemble. Elle travaille avec soin, avec attention, les pans de tissu sont beaux, comme des coupes transversales de terre exposée, de temps exposé, strates visibles, palpables. Puis elle prend ses ciseaux et coupe. S’agit-il d’une quête de sens ou d’un refus, d’une perte de sens? Elle rassemble, puis divise, un processus de création et de perte, un faire et un dé-faire, une suite d’actions dirigées …dans quelle direction? Pousser le rocher vers le haut de la montagne, un châtiment des dieux …

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Et c’est un bien doux et fragile et floconneux morceau de rien. Le desquamé, l’écaillé, l’exfolié. Un amalgame de menus morceaux de matière réduite en poussière, soudés et pourtant distincts, provenant de tel ou tel vêtement, appartenant à telle ou telle personne. Il ramasse, couche par-dessus couche dans ce tiroir qui contient, donne forme, c’est un agglomérat de matière résultant d’un processus qui est en partie discursif, les restes d’un impératif de purification. L’enlèvement de toute trace du personnel pour retourner les vêtements à un état préalable comme si ils n’avaient jamais été ni souillés, ni portés. Eliminer l’odeur individuelle, les faux plis, refaire de ce tissu un objet neutre qui recouvre les imperfections du corps. Eliminer le non-désiré.

Si je ne vois, ne sens, ne touche aucune trace, comment être certaine que quelque chose s’est vraiment passé ici, que je suis vraiment ici? Sous la lumière englobante du néon je suis délavée, lessivée, dissoute dans un néant éphémère. ‘Je’ disparaissant, mon intimité disparaît, nettoyée, délavée, partie. Existe-t-il un ‘je’ authentique, un lieu secret, où est mon intime? Ou est-ce que cela aussi est un construit, un schéma de pulsions, d’obsessions? ‘Je’ a-t-il déjà été là ou est-ce aussi un signe vide, un rebut? Je suis incapable de le fixer. Extraire : enlever ou retirer, faire sortir (qqch) d’un lieu où il était retenu; s’extraire de la masse, trouver la singularité, trouver la couleur.

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Néons, systèmes de transformation. Traces du personnel perdu, retrouvé. Structures fermées ouvertes, signes vidés d’un processus continu sans fin. Un arrangement éphémère de matériaux et de gestes. Et bien que le néon ne braque rien, que la charpie ne redonne pas l’intimité lessivée de mon corps, pendant ce bref moment dans le temps, c.b., elle, la tient. Elle la tient assez longtemps pour me permettre de voir aussi. Voir ma dissolution dans un vaste réseau impersonnel, et voir mes restes, mes vestiges tenaces rejetés. Ce qui refuse de se dissoudre, ce qui persiste ; ce qui exerce une certaine fascination, ce qui a une certaine beauté irrévocable.

Sisyphe n’a pas le choix, il agit son châtiment. Et pourtant il y a le retour, le trajet de retour vers le bas de la montagne, l’intervalle entre, il doit au moins en être conscient, de l’intervalle entre.

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